L'arabe en ligne pour les francophones

 

Blog

Ghalib Al-Hakkak - agrégé d'arabe, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Véridique !


Il y a quarante ans, un soir, j’ai pris le RER B à Luxembourg en direction de Saint-Rémy-Lès-Chevreuse. Le wagon était moyennement plein. Un homme assis près de la porte était en train de parler à voix haute, tout seul. D'évidence, son état d’ébriété était tellement avancé que personne n’osait le contredire ou le prier de se taire. Il tenait un discours raciste totalement libéré. Les passagers se sentaient gênés et détournaient le regard, vers l’extérieur, même pendant que la rame roulait dans un tunnel, ou vers leurs genoux, ou faisaient tout simplement semblant de dormir après une longue journée de travail. Il fallait avoir du cran pour engager un débat avec un ivrogne dans un tel endroit. Dans ce wagon il n’y avait personne dans une telle disposition.

En arrivant à Bourg-la-Reine, l’homme était toujours là, visiblement très heureux de s’imaginer devant un auditoire docile, et le voilà qui change totalement de discours. Les yeux s’ouvrent ; les regards se dirigent de nouveau vers lui ; des sourires s’affichent ; certains étrangers se demandent pourquoi l’ambiance a changé :

« Voilà les conneries qu’on est capable de nous sortir de nos jours ; ils oublient qu’on est tous pareil ; quand la misère t’attrape, elle ne regarde pas si tu es français ou étranger, si tu es noir ou blanc ou arabe ou portugais ; quand la maladie, la malchance, les problèmes viennent frapper à ta porte, ils ne regardent pas tes origines ou la couleur de ta peau ; l’honneur, la fierté, la dignité ne sont pas réservés aux Blancs ; quand je bois avec un frère noir ou arabe, je n’ai pas peur d’eux ; j’ai peur de l’autre, qui descend d’une grosse bagnole et qui me regarde comme si j’étais un chien abandonné ; il est temps mes frères d’ouvrir les yeux, de dire non à ces discours racistes qui veulent nous ruiner, détruire notre pays… »

Hélas, c’est déjà Robinson. Terminus. Au revoir l’inconnu.

* * *

J’ai pensé à cet homme en regardant un reportage sur un chroniqueur à succès et dont les positions paraissent à beaucoup de gens comme xénophobes. Je me suis dit : quel coup de tonnerre serait-ce si ce chroniqueur faisait comme cet inconnu du RER, s’il changeait de discours en disant qu’il avait joué un rôle pendant quelques années et que maintenant il allait analyser cette expérience en disant le fond de sa pensée qui est en réalité aux antipodes du discours affiché. Ouah ! On finirait de s’ennuyer devant la télé. On reprendrait espoir de voir d’autres talents se remettre en question : un romancier, un philosophe, un député, un journal…

En attendant, je n’ai qu’un regret. L’homme du RER restera à jamais anonyme dans ma mémoire. Depuis quarante ans, chaque fois que je pense à cet événement, mon esprit s’incline devant cet homme qui méritait respect et reconnaissance.


Ghalib Al-Hakkak
1er novembre 2016