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Ghalib Al-Hakkak - agrégé d'arabe, retraité

 

Le -isme qui sème la discorde

 

On parle beaucoup aujourd’hui d’islamisme et d’islamistes, sans songer à regarder comment cela se traduit en arabe, langue d’une partie du monde musulman, mais langue-relais vers bien d’autres.


Disons-le d’emblée, la terminaison -isme dans un sens négatif n’existe pas en arabe. Et en français, c’est plutôt minoritaire. Ce n’est pas sans raison que l’Académie française regrette d’ailleurs l’usage trop fréquent de ce suffixe :


Le suffixe -isme est très productif. Il entre dans la composition de mots désignant des courants de pensée philosophiques ou politiques. (...) L›abus de ce suffixe pour former des néologismes peu clairs témoigne le plus souvent de paresse dans la recherche de l›expression juste. 7 févr. 2013


Le droit à la paresse est parfaitement légitime, sauf en politique, dans des périodes de grandes tensions. Regardons donc de plus près ce qu’il en est lorsqu›on dit ou entend islamisme. N’oublions pas que l’auditoire est multiple et la perception du sens peut varier, parfois d'une manière radicale. C’est le cas ici. On dit islamisme : on entend islam. On dit islamiste : on entend islamique. Un arabophone doit être assez cultivé pour suffisament en percevoir la différence. Certains médias arabes ont prôné l’emploi d’un suffixe nouveau qui différencie le -isme normal, rendu en arabe par -iyya (yahûdiyya, massîhiyya, kâthôlikiyya, prôtistântiyya, etc.), également employé pour des adjectifs féminins et pour désigner certains groupes humains, du -isme péjoratif, qui, par l’ajout d’une lettre, devient -awiyya. En même temps, l’adjectif se terminant par -iste, normalement rendu par -î finit par -awî. Seulement, cette invention, sans doute imaginée par des informaticiens travaillant sur la traduction automatique, ne fait pas recette, tout simplement parce qu’elle ne respecte pas la logique de la morphologie arabe. Et quand on n’est pas informé, tout en pratiquant le français, on perçoit inconsciemment une synonymie entre islam et islamisme, synonymie qui existait d’ailleurs au XIXe siècle. Le Journal des débats du 30 mars 1883 reproduit un discours prononcé à la Sorbonne par Ernest Renan qui cite l’islamisme comme l’un des grands faits universels au même titre que la civilisation grecque, la conquête romaine, le christianisme, la renaissance et la philosophie. Dans la suite de son discours, il alterne indifféremment islam et islamisme.


Le sens moderne est bien sûr différent. L’aspect négatif de la terminaison en -isme y est clair. Mais vu la masse de termes se terminant ainsi sans poser le moindre problème, on peut craindre l’incompréhension chez certains musulmans. La gêne est sans doute ressentie par certains acteurs de la vie politique en France. On voit alors apparaître l’épithète radical après islam. L’effet recherché est manqué et le résultat est pire encore. L’islam y est clairement désigné et l’adjectif radical ne pose pas a priori de problème, sinon il y aurait deux partis politiques français à interdire : le Parti radical et le PRG. D’ailleurs, le mot râdikâlî existe en arabe sans rien de négatif. On a songé alors à un deuxième adjectif : violent. Cela aggrave encore les choses car il établit une distinction entre un islam radical violent et un islam radical qui serait alors acceptable. Dénoncer d’autre part un islam politique ne ferait qu’ajouter à la confusion, surtout que la Démocratie chrétienne ne pose aucun problème dans le paysage politique européen ni même en France. Croyant bien nommer les choses, certains ont préféré alors associer l’islam à un autre courant de pensée. D’où les expressions islamo-gauchistes et islamo-fascistes. Le résultat met le traducteur en grande difficulté, car la contraction islamo- n’a pas d’équivalent en arabe. Celui-ci aligne pour ce faire deux adjectifs entiers. On entendra alors musulmans de gauche, et là on ne verra pas où est le problème, et musulmans fascistes, voire les musulmans [sont] des fascistes car le verbe être n’apparaît pas au présent en arabe et on risque inconsciemment d’en imaginer la présence ; et là par contre on se fâche et on arrête de lire ou d›écouter.

 

Que faire alors ?


Il convient de comprendre avant tout que le mot islamisme devient funeste quand il figure dans un discours adressé à un public arabophone. S’il est inévitable, la solution la moins coûteuse serait une incise accolée à islamisme. Quelque chose comme "qui est le contraire de l’islam" ou "qui est l’ennemi de l’islam" ou encore "dont les premières victimes sont les musulmans". Ou alors on se réfère à la terminologie en usage dans les médias arabes, où l’on constate que l’expression at-tatarruf al-islâmî (extrémisme islamique) est utilisée pour désigner les courants à l’origine du terrorisme. Un extrémiste sera forcément traduit par mutatarrif sans la moindre ambiguité. Plus précis encore, l’adjectif takfiriste couramment employé pour qualifier les terroristes religieux, cette sorte d’inquisiteurs, qui frappent dans le monde arabo-musulman. En tout cas, il serait bon d’éviter l’insertion du mot islam dans ces expressions et de parler simplement d’extrémisme, de crime, de terrorisme, de barbarie, etc.


D’autres termes creusent le fossé entre le sens d’un discours en français et sa perception auprès d’un public arabophone, comme par exemple salafisme et charia. Le premier comporte salaf qui siginifie ancêtres ou Anciens, et certains salafistes musulmans sont parfaitement pacifiques. Le second signifie Loi dans le sens le plus large du terme et qui, une fois écrite, devient en général qânûn pl. qawânîn. Et parmi les mots issus de la même racine que charia on trouve législation, législateur, légiférer, législatif.... Dès lors quand on dénonce la charia, cela s’entend chez les musulmans comme un rejet en bloc de leur religion, même lorsque le locuteur francophone ne l’entend pas ainsi du tout. La liste de ces mini-sources d’incompréhension peut être longue, et il serait fastidieux de l’exposer ici. Quant aux termes également problématiques de djihad, djihadisme et djihadiste, qui résonnent dans les oreilles des arabophones comme synonymes de résistance et résistants, leur analyse dépasserait largement le cadre linguistique et ce n’est pas le propos ici.


Face à cette « guerre des religions » que les extrémistes de tous bords aimeraient déclencher, il n’y a qu’une réponse possible : une Alliance des cultures dont le candidat Emmanuel Macron semblait ressentir le besoin urgent en février 2017, lors de sa visite à Alger, au point de prôner la création d’une chaîne culturelle franco-arabe, sur le modèle d’ARTE. Gardons nos espoirs et continuons de rêver d’un monde meilleur !

Ghalib Al-Hakkak, 70 ans, agrégé d’arabe à la retraite

 

PS :

1 — la gêne ressentie face à cet enrichissement du vocabualire et la confusion qu'il entraîne pousse certains arabophones à chercher d'autres solutions pour distinguer "islamique" et "islamiste". On a suggéré "muta'aslim", mais cela veut dire exactement "celui qui se prétend musulman". On a aussi suggéré que "muslim" désigne le musulman et s'applique à l'adjectif "islamique" et que "islâmî" indiquerait un extrémisme inacceptable, donc serait l'équivalent de "islamiste". Trop sophistiqué pour passer auprès du grand public. L'argument avancé pour faire valoir cette dernière option est que le mot "islâmî" n'existe ni dans le Coran ni dans la Tradition musulmane des premiers siècles. Dans une littérature plus traditionnelle, on parlerait de "guluww" (extrémisme, hérésie) et de "ghulât" (extrémistes, hérétiques), comme au 8ème siècle, mais là aussi, le mot est devenu rare et imprécis. L'ennui dans tout cela est que chacun va de son choix et le lecteur ou l'auditeur est souvent perdu et ne saisit pas forcément le sens du discours. 4 mai 2021

2 — l'abus d'utilisation de suffixe -isme risque à la longue d'engendrer des néologismes comparables permettant de qualifier les intégristes catholiques, par exemple, de "christianistes" ou l'extrême droite israéleienne de "judaiste" ou encore les fanatiques parmi les bouddhistes birmans de "bouddhaistes". Le problème supplémentaire que cela provoquerait c'est la perception que l'on pourrait avoir alors des mots "christianisme" et "judaisme". La langue sera alors la grande perdante. 16 mai 2021