L'arabe en ligne pour les francophones
Ghalib Al-Hakkak - agrégé d'arabe
Enseignement des langues à distance et en présentiel Il est temps de voir les choses en face. L'expérience du confinement a conduit bon nombre d'enseignants à pratiquer les cours à distance. Pour certains c'était une découverte, heureuse ou malheureuse, pour d'autres l'occasion d'affûter les outils et d’améliorer des pratiques déjà amorcées avant la pandémie. Ignorer les fruits des expériences faites serait irresponsable et synonyme de sabordage. Voici un projet de réorganisation des enseignements de langues vivantes destinés aux étudiants spécialistes d’autres disciplines. Le projet convient à une structure moyenne ou petite, surtout quand le nombre d’enseignants est plutôt insuffisant dans un cadre classique. L'apprentissage des langues, à la différence des autres disciplines, exige de la pratique. Avant le numérique, il fallait, pour renforcer l’apprentissage, augmenter les horaires. On disait que même quatre heures hebdomadaires ne suffisaient pas. Souvent, en présentiel, l'activité de chaque étudiant contient, dans une classe de 30 élèves, une ou deux minutes par semaine d'expression orale personnelle devant le groupe. Le reste du temps, c'est de l'écoute, soit d'explications données par le professeur, soit d'exercices oraux effectués par d'autres étudiants. Un professeur ayant plusieurs groupes identiques répétera globalement les mêmes explications devant chaque groupe même s’il fait face probablement à des questions différentes d'un groupe à l'autre. Aujourd'hui, il est possible et même nécessaire de procéder autrement : Evolution au niveau de chaque enseignant - L'enseignant expose sa méthodologie dans une vidéo (une ou plusieurs), avec autant de mises-à-jour que nécessaire et la met en ligne à la disposition de ses étudiants suivant un calendrier à déterminer (par exemple durant un seul semestre) ; si le cours s’appuie sur un corpus de documents (textes et/ou images), ce corpus est mis en ligne d’emblée ou selon une programmation annoncée d’avance. - Les questions des étudiants, suite au visionnage de cette vidéo, communiquées à l’enseignant par courriel, ou déposées sur une plateforme (il y en a plusieurs), sont regroupées et classées dans une sorte de « Foire Aux Questions », éventuellement corrigées si elles sont rédigées en langue étrangère, dans un document commun à chaque série de groupes semblables, avec la réponse de l'enseignant à chaque question. - L'enseignant conçoit et met en ligne des exercices spécifiques pour chaque groupe ou chaque série de groupes identiques ; ces exercices doivent être abondants et variés, pour répondre aux besoins de tout un chacun et éventuellement permettre aux plus motivés à aller loin dans la maîtrise de la langue. - En présentiel : au lieu de réunir les 30 étudiants de chaque groupe pendant 1h30, l'enseignant reçoit dans une séance de trente minutes 10 étudiants à la fois, pour un échange entièrement dans la langue étrangère étudiée ; dans cette séance, il ne s'agira pas pour l'étudiant d'écouter le professeur, mais de parler avec lui et avec les autres étudiants, toujours dans la langue étrangère étudiée ; la prise de parole durant cette séance est essentiellement libre, mais des présentations de cinq minutes maximum peuvent être programmées pour un ou deux étudiants sur un sujet préparé d’avance ; hors de question de remettre en place la pratique obsolète de l’exposé qui dure 30 minutes pour chaque étudiant ; en cas d’impossibilité d’organiser ces séances «dans les murs», espérons que des techniques nouvelles vont émerger pour créer un équivalent à distance, une sorte de vidéo-conférence améliorée. - Une évaluation de l'écrit doit avoir lieu deux fois par semestre ; la présence simultanée des 30 étudiants du groupe est la norme dans ce cas pour une durée de 90 minutes ; les sujets de l’écrit doivent impérativement porter pour moitié sur le contenu des exercices mis en ligne pour le groupe, et pour l’autre moitié sur des questions plus ouvertes mais en rapport avec le contenu général du cours incarné par un corpus de textes et d’images, par exemple. - Quand les séances d’oral sont possibles dans les locaux de l’université, il serait judicieux, pour les débutants dans une langue étrangère, de prévoir un contrôle écrit très court (5 minutes) qui permet de rythmer la progression et de vérifier si des difficultés majeures ne risquent pas d’entraver l’apprentissage ; cela peut être, par exemple, une phrase à traduire en français, une autre du français vers la langue étrangère, un verbe à conjuguer, et dix mots à écrire en langue étrangère ; le format de ce mini-contrôle s’il est connu d’avance peut stimuler les révisions. - La validation du semestre repose sur les résultats des deux évaluations écrites, des mini-contrôles écrits, et de la participation aux séances d'oral en présentiel à l’occasion desquelles l’enseignant évalue la qualité de l’oral de chaque étudiant. Evolution au niveau de l’équipe enseignante L’organisation par enseignant peut s'inscrire dans un cadre collégial plus complexe : - La vidéo de présentation de la méthodologie pourrait être partagée par un nombre plus large de groupes ; dans ce cas, les séances d’oral de 30 minutes pourraient être animées par d’autres enseignants ; la vidéo de méthodologie, accompagnée éventuellement d’un corpus, est en quelque sorte le « cours magistral » (CM) et les séances d’oral les « travaux dirigés » (TD) ; avec un troisième volet fondamental : les exercices en ligne faits par l’étudiant en autonomie. - Dans ce schéma, l’étudiant doit avoir la liberté de choix de son «cours de langue» ; la capacité d’accueil d’un «cours» donné peut en théorie être illimitée, mais rien n’interdit de la plafonner à 100, 200 ou plus ; la « popularité » d’un cours pourrait être un élément d’appréciation du travail accompli par l’enseignant et se traduire par une réduction, ne serait-ce que symbolique, des obligations de service ; à l’inverse, si un cours est déserté par les étudiants, ce serait l’occasion pour l’enseignant de se renouveler et d’essayer de reconquérir son audience ; un «cours» peut être construit par un seul enseignant ou par une équipe de deux ou trois. - L’idéal serait de briser le cloisonnement des langues et de proposer aussi quelques cours transversaux, pour un seul semestre par exemple, pour une exploration d’un ensemble de langues par le biais de quelques notions linguistiques, sans pour autant faire de la linguistique pure ; cela pourrait être l’étymologie et le traçage des emprunts, l’emploi des prépositions, le système verbal, la diglossie, la dialectologie, les grandes familles de langues, etc. Naturellement, toutes les universités ne sont pas logées à la même enseigne, avec une équipe couvrant un spectre large de langues ; mais le numérique est là pour partager ses réalisations ; au lieu d’organiser des « journées d’étude » dans lesquelles des communications isolées sont données, avec des « actes » imprimés, pas toujours faciles à trouver, l’effort pourrait porter sur des projets qui donnent lieu à l’élaboration d’un outil numérique facile à diffuser et à partager. - L’équipe enseignante pourrait localement trouver deux types de renforts : les étudiants-tuteurs et les tandems ; chaque université a un gisement insoupçonnable avec les étudiants étrangers qui pourraient apporter un plus considérable ; cela pourrait faire d’une pierre trois coups : faire profiter les étudiants français du savoir-parler des étudiants étrangers, permettre à certains de ces derniers, souvent en situation de précarité, d’avoir une activité rémunérée comme tuteurs, et enfin initier ces tuteurs à la didactique des langues ; dans certains cas, c’est peut-être un francophone vraiment polyglotte qui pourrait apporter une contribution spécifique en aidant des étudiants en gagés dans un parcours de recherche, par exemple ; par ailleurs, un dispositif de tandem, bien encadré par des enseignants, associant un étudiant francophone à un autre locuteur d’une langue étrangère peut aider chacun des deux à se donner les moyens de mieux s’exprimer en français et en langue étrangère. Quel contenu ? Le sous-titre peut occasionner de longs débats. Faut-il former les étudiants pour l’utilisation d’une langue « généraliste » ou «de spécialité» ? L’idéal serait que les querelles éventuelles sur cette question ne conduisent pas à l’exclusion de l’une ou l’autre option. On peut donc envisager deux types d’enseignement : - Contenu spécifique ou thématique : en lien avec une spécialité générale (économie, droit, philosophie, etc.) ou particulière (agro-alimentaire, lois martimes, gestion de l’eau, etc.) ; dans ce cas, un niveau linguistique doit être exigé (B1 par exemple). - Formation linguistique suivant une progression précise par niveau ; nombre de niveaux souhaitable : 6, pour créer un lien avec les 6 niveaux du Cadre européen (A1, A2, B1, B2, C1, C2), mais cela peut être par demi-paliers, donc 12 niveaux, ou tout simplement 3 niveaux : débutant, intermédiaire et avancé, ou toute autre combinaison, par exemple six niveaux de base et X niveaux de spécialisation. Inscription en ligne : chaque étudiant doit choisir son « cours » principal de langue et un horaire (30 minutes) pour la pratique de l’oral ; avec le « cours », l’étudiant a accès aux exercices correspondants, qui sont proposés par l’enseignant et qui font partie de la matière à préparer en vue d’une évaluation écrite (1h30) deux fois par semestre, au milieu du semestre et à la fin et il serait important et même essentiel de laisser à l’étudiant la possibilité de changer son inscription en cas d’insatisfaction, pendant le premier quart du semestre, par exemple. La vidéo méthodologique Elle peut être unique ou déclinée en plusieurs vidéos : un résumé (en libre accès, permettant aux étudiants de choisir le « cours » dont ils ont besoin), avec une ou plusieurs vidéos de contenu thématique ou linguistique et au moins une vidéo exposant le « comment apprendre » avec ce cours. Naturellement, il ne s’agit pas dans un tel support de voir une personne parler devant la caméra, mais un exposé vivant alternant le portrait de l’intervenant avec des images pertinentes servant à illustrer le discours. Dans un tel schéma, il est possible d’éviter le gaspillage qu’engendre le cloisonnement du travail ; des outils nombreux peuvent être partagés par tous les enseignants et donc par leurs étudiants ; cela peut être : des glossaires spécialisés, des anthologies de textes, des exercices, des documents spécialisés, une banque d’images, des bibliographies, etc. Un élément fondamental est à prévoir : le test de niveau, absolument nécessaire pour permettre à l’étudiant de bien se positionner si son choix porte sur un contenu linguistique et non une spécialité, et pour permettre aux enseignants d’afficher le prérequis qu’ils pensent nécessaire afin de suivre leur enseignement spécifique ou thématique. C’est l’une des grandes aberrations de l’enseignement des langues étrangères en France que l’Education nationale ne propose toujours pas des outils (tests de niveau) efficaces pour aider l’ensemble des universités, instituts, grandes écoles à mieux organiser avec un minimum d’homogénéité l’enseignement par groupes de niveau. Panel des langues proposées Une mutualisation entre plusieurs établissements devient techniquement possible et est désormais souhaitable. L’idéal serait que cela soit géré par une coordination centrale, ministérielle, pour fixer les pôles de création de contenus, par langue. Le panel dans ce cas pourrait être très large, sans coûter une fortune à chaque établissement. Sortir de la plaisanterie qui ferait de l’anglais la seule voie qui vaille pour proposer des cours dans toutes les langues ayant un intérêt pour les Français et pour la recherche française : arabe, turc, hindi, farsi, hébreu, grec moderne, polonais, serbo-croate, tchèque, etc. Dans un tel schéma, le noyau dur de chaque enseignement se renouvelle chaque année d’une manière transparente, que ce soit l’œuvre d’un enseignant ou d’une équipe, d’un établissement ou d’un groupe d’établissements, d’un département ou d’une région. Ce noyau doit être alimenté et enrichi des retours des usagers que sont les étudiants. Dans le nouveau paysage, il est à prévoir toute sorte de dysfonctionnements : difficulté de connexion, manque d’équipements, impossibilité de bénéficier de la part donnée en présentiel, empêchements en tous genres. Il est donc nécessaire de prévoir des solutions de rechange. Cela pourrait être trop coûteux pour chaque établissement. Une banque nationale d’outils pédagogiques serait pour ce faire la stratégie adéquate. Une gestion ministérielle est incontournable dans ce cas. Les enseignants d’aujourd’hui pourraient dans ce schéma changer non seulement leur méthode de travail, mais aussi leur lieu d’exercice, leur emploi du temps. Même la notion de «professeur invité» pourrait évoluer, réduisant le nombre de voyages et la durée de séjour à l’étranger, et très probablement stimulant davantage de candidatures à de telles missions. Les étudiants y trouveraient davantage de choix et des réponses plus appropriées à leurs besoins. Le périmètre d’une université donnée s’élargit au-delà du cadre régional ou national. Les partenariats entre universités françaises et étrangères connaîtraient alors une mutation considérable. Une formation linguistique en FLE pourrait être organisée à distance à l’intention des étudiants étrangers avant même la demande d’un visa pour venir en France suivre un cursus spécialisé. Il n’y a guère que les éditeurs de manuels scolaires qui pourraient se trouver contrariés par une telle évolution. Peut-être une bonne occasion de se remettre en question d’une manière saine. La différence entre la jungle que représente l’Internet pour un étudiant désirant d’apprendre une langue étrangère et une université est que celle-ci a une politique scientifique et pédagogique, dotée de spécialiste de l’enseignement des langues. Certes aucune université n’est à l’abri de la médiocrité. l’avantage d’une situation comme celle que nous connaissons aujourd’hui est qu’elle permet à tous de se remettre en question et d’éviter le danger périlleux de l’immobilisme. Ghalib Al-Hakkak 14 mai 2020 |